CAMÉLIA JORDANA, WHITE PRIVILEGE, BLACK LIVES MATTER, RÉVOLTES EN FRANCE : MAX VOUS DONNE SON POINT DE VUE !

CAMÉLIA JORDANA, WHITE PRIVILEGE, BLACK LIVES MATTER, RÉVOLTES EN FRANCE : MAX VOUS DONNE SON POINT DE VUE !

Alors que les manifestations Black Lives Matter se déroulent partout dans le monde, et que ses supporters et opposants s’affrontent dans la rue comme dans les médias, il nous paraissait intéressant après que les pros et les antis se soient exprimés, de faire entendre une voix dissonante.

Une parole capable de contester dans leurs certitudes aussi bien les adeptes des thèses conservatrices que les supposés contestataires. 

Bien que ne partageant pas totalement notre point de vue islamien, Max Fraisier-Roux a pour nous l’intérêt de faire vivre une radicalité que bon nombre de militants semblent avoir délaissé au profit de la société du spectacle et du star-system.  

Islam&Info : Peux-tu d’abord te présenter à nos lecteurs et nous parler, notamment, de ton parcours politique ?

Max Fraisier-Roux : Je suis Max Fraisier-Roux, militant anti-raciste décolonial et anti-carcéral. Je me définis militant un peu par abus de langage.

En tant que blanc – on y reviendra – , je ne fais pas partie des organisations que je défends et promeus du mieux que je peux, puisque étant les plus radicales du champ antiraciste, elles sont en non-mixité. 

Je me suis définitivement engagé dans cette militance en 2015 suite aux attentats de janvier et de novembre, en allant tout seul en solitaire à la rencontre des acteurs et actrices qui s’exprimaient alors pour dénoncer l’état d’urgence décrété, la propagande et la répression islamophobes inouïes qui se sont abattues sur la communauté musulmane.

Je voulais aider, on m’a accueilli et j’espère faire le job. 

I&I : Comme tout le monde tu assistes à l’actualité politique et notamment aux grandes manifestations antiracistes de ces derniers jours.

Mais avant de t’interroger sur celles-ci, adhères-tu au concept de “privilège blanc” ?

M. F-R : Oui tout à fait. 

Attardons-nous un peu. Tout d’abord, il faut poser une hypothèse : si on adopte une grille de lecture des faits sociaux prenant en compte l’existence d’un continuum néocolonial dans bon nombre de sociétés occidentales, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis, alors puisque le colonialisme a produit des différences raciales entre les individus, il est plus que pertinent d’analyser ce qui se passe en termes de races, afin de mettre à mal ce continuum.

Sadri Khiari, qui a théorisé cette grille d’analyse en parlant de la France, au sein des Indigènes de la République que je soutiens, l’écrit ainsi dans son livre essentiel “La contre-révolution coloniale” (La Fabrique, 2009) :

« Comme le Capital produit les classes, comme le Patriarcat produit les genres, le Colonialisme européen-mondial produit les races. »

A partir de cette conception qui traduit l’humanité en termes de races sociales, se manifestent un pôle racial jouissant de privilèges invisibles ou manifestes, et un autre soumis à des oppressions, des violences de différentes formes, qui garantit les privilèges, les bénéfices, du pôle dominant.

Historiquement, comme perpétuellement, il s’agit du monde blanc ayant conquis et soumis le monde Indigène.

Le « privilège blanc » c’est, par conséquent, faire partie du monde blanc et jouir de ses avantages garantis par l’État. Et ce privilège blanc est fondé sur la domination des “non-blancs”, ou pour parler dans le lexique des décoloniaux, des Indigènes des Républiques dans lesquelles on se targue de vivre alors qu’elles sont nées sur un processus de division raciste du monde.

On comprend bien ainsi, en outre, qu’il ne s’agit pas tant d’une affaire de couleur de peau, bien que la couleur de peau crève les yeux, si j’ose dire, qu’une question d’appartenance à des mondes articulés en termes de dominations.

On peut très bien être un noir « intégré » au monde blanc bourgeois qui jouit des privilèges de ce milieu, et être un blanc « indigénisé » vivant dans les cités populaires pauvres.

I&I : Tu sais que notre vision s’articule sur l’islamité mais ce n’est pas ici le sujet.

Que réponds-tu à tes adversaires identitaires, pour ne pas dire racialistes, qui t’accuseraient de trahir ta “race” ou qui répondent souvent que la “France périphérique” souffre bien plus que la “France des banlieues et des diversités” ?

M. F-R : Je leur répondrais : “oui je la trahis et je l’assume complètement”.

Une fois que vous avez chaussé des lunettes décoloniales, c’est un point de non retour : à moins d’être cynique, de n’éprouver aucune compassion et de ne ressentir aucun amour propre, vous ne pouvez plus revenir en arrière, vous ne voyez plus les choses de la même manière et il n’est plus question de vivre comme avant.

Il y a une révolution mentale qui s’opère, un changement de paradigme, de système d’exploitation dans votre vision du monde, et il est hors de question de retourner dans votre groupe dont le mode de vie vous paraît tout à fait illégitime et déshonorant. 

Pour ce qui est du rapport entre la “France périphérique” et celle “des banlieues et des diversités”, les conditions de vie sont totalement différentes : si la première souffre sans doute d’un déclassement économique et social, d’isolement et d’un abandon de l’Etat, la deuxième subit en plus de cela une oppression spécifique due à une volonté de contrôle étatique ; un contrôle dont le but semble être de saper toute possibilité que les individus puissent se rassembler avec pour objectif de changer leur situation.

On ne veut pas qu’ils s’expriment, qu’ils se regroupent, on veut qu’ils restent à la marge, et comme ils ont moins tendance à l’individualisme que leurs concitoyens de la France périphérique, c’est un danger potentiel pour le pouvoir.

Raison pour laquelle je trouvais que l’appel à la “convergence des luttes” entre France rurale, Gilets Jaunes et “banlieues” souhaitée par certains intellectuels blancs se basait sur de fausses équivalences. Les situations n’ont rien à voir. Les comparaisons faites par ces adversaires sont totalement indécentes.

I&I : Dans ce contexte, quid pour toi de Black Lives Matter en France et aux Etats-Unis ?

Une grande avancée comme le disent certains, le renouveau de l’esprit Black Panthers, ou une régression comme le disent d’autres, un monde du spectacle qui nous a fait passer de Jamila Bouhired à…Camélia Jordana ?

M. F-R : Dans le contexte actuel d’une lutte de races, afin que les unes améliorent leurs conditions de vie indignes, c’est-à-dire invivables, par rapport aux autres ? (J’emprunte cette synonymie indigne = invivable à Norman Ajari dans son livre “La dignité ou la mort”, La Découverte, 2019).

Il faut soutenir le mouvement noir actuellement ici et aux Etats-Unis, partout, j’ai même envie de dire, inconditionnellement, pour les victoires qu’il doit remporter contre la négrophobie la plus systémique, contre le racisme, et elles adviennent. 

“Black Lives Matter” est un slogan qui a émergé de la communauté noire pour désigner des crimes et des injustices, pour défendre ses intérêts, elle se l’est approprié, l’a transmis au monde entier: parfait. Cela visibilise la cause notamment dans les mass médias.

On pourrait lui ajouter toutefois le slogan « Black Power! » que scandent toujours des militants noirs, afin de se replacer dans l’héritage du pouvoir noir des années 70-80 qui fut malheureusement écrasé. Ces militants nous disent: “Nos vies doivent être prises en considération, déjà, certes, et ensuite vous pouvez compter sur nous pour vous en faire voir de toutes les couleurs”.

Scander « Black Power » est beaucoup plus effrayant pour le pouvoir blanc, plus offensif et menaçant. Cela ne dit pas « nos vies comptent comme les vôtres » mais « davantage que les vôtres » et sous-entend l’auto-défense.

Ce n’est, ceci dit, pas du tout à moi de juger de la pertinence de tel ou tel slogan. 

Ce n’est pas non plus à moi de dire si Camélia Jordana est une bonne alliée révolutionnaire dans l’âme, ou non. Il n’empêche qu’en tant qu’antiraciste et notamment anti-islamophobie, j’ai quand-même du mal avec sa filmographie et ces collaborations – je parle bien-sûr, entre autres, de celle avec Caroline Fourest.

Mais bon, je ne vais pas m’étendre là-dessus.

I&I : N’est ce justement pas le problème ?

Pour nous, dire Black Lives Matter c’est déjà intérioriser un complexe d’infériorité…

Nous trouvons l’exemple de Camélia Jordana fort révélateur au contraire et n’importe qui, même quelqu’un bénéficiant du “privilège blanc” peut constater qu’une compagne de route de l’islamophobie qui prend la place de militants de longue date dûment écartés ce n’est plus une erreur, cela révèle au contraire tout !

A force d’image et de spectacle on en oublie ses principes et toute ligne politique ne penses-tu pas ?

Black Lives Matter comme les mouvements qui s’expriment aujourd’hui en France sont beaucoup plus dans une supplication pour faire partie de ce “système oppresseur” plutôt que dans sa contestation radicale non ?

Tout ça pour revenir aux types de revendications de… Martin Luther King et d’un nouveau SOS Racisme cette fois piloté par Mélenchon, un immense gâchis non ?

M. F-R : Alors l’ennui pour moi en tant que blanc, c’est de critiquer un slogan choisi par la communauté noire à un niveau mondial, qui plus est.

Que ce slogan ait été dévoyé et soit devenu un slogan également scandé par des blancs, alors qu’il en existe sûrement de plus redoutables, est une conséquence de la mass-médiatisation des révoltes de nos jours. Est-ce un bien ou un mal, l’avenir va nous le dire.

En tout cas à Minneapolis, il y a déjà des victoires obtenues et liées à ce cri de ralliement.

Les militants noirs avec lesquels je discute veulent être rassemblés en ce moment pour exercer leur propre pression sur le système raciste qui les tue, et obtenir gains de cause – reste à savoir lesquels.

Moi, de ma place de dominant, tel que je l’ai expliqué plus haut, je suis mal placé pour monologuer et faire une leçon de stratégie radicale et de tactiques.

La négrophobie étant une oppression spécifique qui se manifeste entre autres à travers les violences et crimes policiers de masse aux Etats-Unis, c’est aux noirs de choisir leur mode de riposte, et leur jeu d’alliances, notamment par rapport à l’histoire de la répression ultra violente de ses militants historiques qui se faisaient tout bonnement assassinés il y a quelques décennies.

Ils doivent aussi se protéger.

Par contre, quand tu émets une critique et que tu dis « nous » face à moi, alors là je te considère comme membre d’une communauté – musulmane – victime d’acharnement étatique, dont la critique doit absolument être prise en compte, et je ne risque pas de parler à ta place. Il y a dialogue. Alors allons-y.

La lutte contre l’islamophobie est essentielle en France, puisque c’est elle qui s’attaque aux fondements du mythe national, de l’État nation français.

Comme l’a écrit pertinemment Sadri Khiari, que je cite à nouveau: “la République est une religion islamophobe”, slogan décolonial.

A vous de voir qui est légitime pour parler en votre nom et quelles sont les alliances que vous condamnez.

Connaissant les passifs, les intentions cachées, et les schémas mentaux – profondément républicanistes – des blancs qui semblent enfin avoir reconnu le concept d’islamophobie en novembre dernier, tout d’un coup, qu’ils soient militants FI, ou “intellectuels d’extrême-gauche”, je sais qu’ils ne sont absolument pas prêts à défendre les causes les plus radicales, les plus révolutionnaires, les plus risquées pour leur monde dominant: les accusations de communautarisme, de séparatisme, par exemple, très peu voire personne d’entre eux ne s’exprime sur le sujet.

Donc faire alliance avec ces gens, si c’est pour affaiblir votre contestation du pouvoir et tiédir votre discours en disant juste: “c’est pas bien d’être islamophobe, on est comme vous, regardez, on chante la marseillaise et on agite le drapeau”, quel intérêt, effectivement?

C’est pas de chance pour Camélia Jordana, pour la prendre comme exemple symbolique, mais avoir incarné la Marianne républicaine en couverture d’un magazine, avoir fait des films islamophobes, avoir même collaboré avec Caroline Fourest et fait la promotion d’un long-métrage faisant l’éloge de la guerre menée contre les “islamistes” et notamment les hommes combattants en Syrie, euh… vous avez peut-être mieux effectivement pour relayer votre discours.

Et si on vous exclue des manifestations politiques parce que vous crisperiez les alliés blancs, et bien je n’ai qu’une chose à dire: CQFD.

I&I : Espérons qu’on t’entende. La naïveté politique de certains est parfois alarmante et peut-être pas si innocente…

Tu sembles très attaché à cette retenue mais des Edouard Louis ou Geoffroy de Lagasnerie semblent eux moins “timides” pour indiquer à certains collectifs antiracistes la voie à suivre…

Le privilège bourgeois blanc encore ?

M. F-R : Ahahaha. Lors d’une rencontre avec Cécile Duflot en 2017, De Lagasnerie, un bourgeois blanc effectivement, se voit poser une question concernant le Parti des Indigènes de la République, et il répond en gros que voilà des militants avec lesquels il ne ferait jamais d’alliances, les considérant comme régressifs, et ayant mal compris le concept d’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw – très cher aux blancs le concept d’intersectionnalité, car il leur permet de se retrouver dans une lutte où on leur demande d’habitude d’être en retrait, et de se tenir aux côtés d’alliés non-blancs moins radicaux que d’autres – ou mal lu Fanon! Tout était dit.

Il a depuis trouvé ses alliés. Sans doute les considère-t-il donc à son goût. Mon dieu, jamais je ne me permettrais de dire ça aux personnes qui m’acceptent pour travailler avec eux. (Culte: https://www.facebook.com/watch/live/?v=1335582829882479&ref=watch_permalink à 1:31:50).

Mais il en va de même pour Ruffin ou Lordon, pour d’autres exemples.

Déjà en 2016 lors des manifestations contre la Loi Travail, ils se demandaient où se trouvaient les Indigènes qui auraient pu venir grossir les rangs des manifestants, mais… jamais leurs discours ne faisait une place aux revendications de ces Indigènes, des classes populaires non-blanches habitant en banlieues, en “quartiers sensibles”, revendications concernant le racisme, l’islamophobie, les contrôles au faciès, les violences policières, etc.

Leur grille de lecture de la société est tellement enfermée dans l’interprétation en termes de classes, comme je l’ai expliqué ci-dessus, qu’ils ne voient pas du tout les enjeux en termes de races (sociales).

Regard de privilégié de classe sans doute, de privilégié de race certainement.

D’où le fait que Ruffin ait eu tant de mal à défendre inconditionnellement la lutte d’Assa Traoré.

Il n’est pas directement concerné ou offensé par la situation de la famille, et du coup, il rechigne.

Idem pour la manifestation contre l’islamophobie. Il avait foot ce jour-là, c’est ça ? 

I&I : Tu connais notre positionnement islamien et dans les thèses indigénistes nous avons souvent l’impression de ne voir que l’argumentaire des identitaires occidentalistes dans une sorte de miroir inversé…

Dénoncer une domination sans proposer une alternative positive claire nous paraît également limité, voire une impasse.

La race n’est pas un projet… sauf chez certains, et encore. Mais là n’est pas le sujet encore une fois.

Et en tant que Muslim nous ne pouvons qu’espérer que tu adhères pleinement à un monde sans avoir de devoir de réserve (blanc)… en adhérant à l’Islam inshaAllah ! 

M. F-R : Pour être au clair sur cette question, il faudrait interroger les Indigènes de la République directement.

Ceci dit, je ne crois pas que leur projet soit la race en tant que telle, mais plutôt une abolition des races en venant à bout du monde qui les construit. 

Et pour en venir à bout, votre vision  »islamienne”, que je considère comme décoloniale par essence, est évidemment une des voies à suivre.

“Votre” monde pour ma part, je m’y sens toujours pleinement accueilli.

“Adhérer” ne devrait pas me poser de problème, inshaAllah!

Partagez :