[ANALYSE] Comment une grimace aboutit à des lois islamophobes ?

Du sentiment de déplaisir à l’imposition cognitive d’une répugnance raisonnée à l’égard de la femme musulmane

Comment s’articulent jugement de goût personnel et réalité cognitive collective objective concernant la femme musulmane ?

La grimace, élément moteur de décisions politiques

Le 13 janvier 2015, sur RMC, Nicolas Sarkozy, ex-président de la République française, s’est laissé aller en grimaçant à l’écoute de la présentation d’une auditrice de la chaîne lorsqu’elle déclare être convertie à l’islam depuis 10 ans.

Ce rictus est renforcé quelques jours plus tard quand l’homme politique rencontre la famille d’une des victimes de l’attaque de Charlie Hebdo, le policier Ahmed Merabet. Il se confie à certains anciens ministres tels Alain Juppé, Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin et François Fillon qu’il a été « frappé de constater que plusieurs membres de la famille de la victime, dont la mère portaient le voile pendant leur rendez-vous ».

Qu’est-ce-qu’une grimace et qu’exprime-t-elle ? Elle se définit comme étant une contorsion des muscles du visage qui traduit un sentiment de douleur, de dégoût,.. Ici, dans l’exemple cité, la douleur est à exclure. La grimace incarne donc une sensibilité, la démonstration face à la manifestation du « mauvais goût », expression née dans les travaux de Pierre Bourdieu (1). Elle ne relève toutefois pas d’une activité de la raison ou de l’entendement ne s’inscrivant  qu’au sein d’une perception imaginée et d’a priorisubjectifs délimités par des préjugés ou par l’expérience esthétique définie par le jugement mettant en scène la manière dont la sensibilité humaine est affectée par des objets.

S’en suivirent de la part du président de l’UMP des prises de position catégoriques contre le voile à l’université et contre les repas de substitution dans les cantines scolaires, débat touchant également les femmes garantes de l’organisation familiale, ce que j’expliquais dans mon précédent article « la femme musulmane, une remise en question de son ascension sociale« .

D’après l’enchaînement de cette actualité, le goût a une place non négligeable dans les décisions politiques de M. Nicolas Sarkozy. Par le biais de cet exemple, il est question d’établir dans quelles mesures le jugement esthétique s’impose dans la vie politique et législative.

Le processus de rationalisation d’une sensibilité esthétique

La grimace ancrant le débat, force est de constater que le goût active des concepts et des principes a  priori incarnés par la femme musulmane qui pourtant sont éloignés de tout cadre scientifique et ne font pas intervenir la raison. Kant explique (2):

« Le plaisir ou le déplaisir, parce qu’ils ne sont pas des modes de connaissance, ne peuvent absolument pas être définis en eux-mêmes, et qu’ils demandent à être ressentis  et non pénétrés par l’intelligence; et que par conséquent on ne peut les définir -médiatement- que par l’influence qu’une représentation exerce au moyen de ce sentiment sur l’activité des facultés de l’esprit. »

Toutefois, afin de rationaliser des impressions, des comportements, des discours déconnectés de l’entendement, des principes tels que laïcité ou égalité homme/femme sont érigés, remis au goût du jour, transposés, façonnés, remodelés voire transfigurés.

Ces concepts donnent une force intellectuelle, rationnelle et objective à ce qui ne relève que de sensations. La femme musulmane essentiellement la femme voilée appartiendrait au monde du « mauvais goût » non pas dans son sens bourdieusien authentique de goût des classes dominées mais plutôt de la catégorie des « femmes dominées ». La vision hétérotopique de l’étranger, de la femme asservie dans un univers machiste prédomine et insuffle le sentiment de déplaisir qui définit le jugement de goût.

A l’époque des débats autour de la proposition de loi ayant pour but d’interdire la dissimulation du visage dans l’espace public, cette prégnance de la femme autre, de la femme venue d’ailleurs, de celle qui se soumet, avait resurgi avec notamment l’emploi du termeburqa qui comme le rappelle le sociologue Raphaël Liogier n’est pas une tenue présente en France, mais concourt à faire ressortir le caractère exogène des femmes voilées.

« Le président de la République déclarait solennellement devant le Parlement réuni en congrès à Versailles que “la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française”, et cela tombe bien, puisque d’après les enquêtes que nous avons pu mener ces dernières années à l’Observatoire du religieux, il n’y en a pas ou quasiment pas dans notre pays. »(3)

Ainsi, les concepts essentialisent une sensibilité esthétique et valident un raisonnement qui n’est qu’a priori scientifique.

Des jugements de goût à valeur universalisante

Toutefois, cette appréciation sensible confortée par des principes incorporés de facto à l’idée associée à la femme musulmane et particulièrement à la femme voilée ne se limite pas à une visée personnelle à caractère purement individuel, elle a une vocation universalisante de part sa justification avancée comme rationnelle. Ainsi, cette pensée sensible devenue jugement de valeur morale et de connaissance conquiert les esprits et se veut unanime. Une autre citation de Kant développe ce point :

Les jugements de goût « prétendent à la nécessité et disent non pas que chacun juge ainsi […] mais que l’on doit juger ainsi, ce qui revient à dire qu’ils ont pour eux-mêmes un principe a priori. »

En effet, affirmer que  le voile n’a pas sa place en France, que ce soit en invoquant la laïcité, l’égalité homme/femme ou le vivre ensemble, revient à enclencher une prophétie auto-réalisatrice. Le logos, dont l’étymologie du mot « logique » dérive également, a une fonction performative imposant sa vérité d’autant plus lorsque ses détenteurs sont perçus comme légitimes d’une parole réfléchie, le statut politique garantissant une assise intellectuelle.

Une combinaison originale et innovante des positions bourdieusienne (le « bon goût ») et kantienne ( la différence entre jugement de goût et jugement de connaissance) opérée au cours de cet article peut aboutir à l’instauration de l’idée du vrai suggéré et orchestré par les médias et les politiques à travers le « bon goût ». En somme, les discours anti-voile, qui suivent la démonstration d’un dégoût tel que la grimace, acquièrent une vocation performative par le prestige symbolique alloué à son orateur mais avant tout développent une doxa sous couverture de vrai puisque les classes dominantes imposeraient à la population des dominés son « bon goût » en matière d’apparence vestimentaire féminine.

Le voile, vecteur de beau comme signe d’un produit de l’esprit ?

Cet exposé aura permis d’entrevoir de quelle manière un jugement de goût aboutit  à l’imposition d’un cadre cognitif dépréciatif à l’égard de la femme musulmane en agrémentant au goût des justifications dites issues de l’esprit et de l’entendement.

Aussi, la position hegelienne qui associe le beau à la vérité comme produit de l’esprit, et ce, bien qu’il s’agisse d’une beauté artistique dans le traitement du sujet par l’auteur, permet de lier le volet esthétique à celui de spirituel.(4) 

« En disant donc que la beauté est idée, nous voulons dire par là que beauté et vérité sont une seule et même chose. Le beau en effet doit être vrai en soi. »

De ce fait, la spiritualité attachée à l’appartenance religieuse visible à travers une déclaration ou un  voile ne pourrait-elle pas être perçue comme élément esthétique à part entière se définissant tel un produit de l’esprit ? La présentation vestimentaire pourrait rejoindre l’idée de l’équilibre entre le sensible et l’intelligible dans la mesure où l’esprit se fait sentir et ressentir par le biais du matériel qui est l’oeuvre d’une réflexion spirituelle en amont. 

Alice Gautier
Sociologue chercheuse en Genre & Religion

Blog L’oeil d’Alice

— L’opinion exprimée dans cet article ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction, l’auteur étant extérieur à Islam&Info. —

(1) : Pierre Bourdieu, La distinction, 1979.

(2) : Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Édition Gallimard, 1985.

(3) : Raphaël Liogier, « Burqa : lorsque méconnaissance fait loi, ou la vraie victoire possible des fondamentalistes », La pensée de midi3/2009 (N° 29) , p. 155-161 .

(4) Hegel, Esthétique, Introduction.

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