Le voile et son esthétisme, miroir d’une vérité et accent sur le genre féminin – L’oeil d’Alice

Le voile, interface privilégiée d’un esthétisme transfigurant le genre féminin et miroir d’une quête spirituelle

Au cours du précédent article intitulé « Du sentiment de déplaisir à l’imposition cognitive d’une répugnance raisonnée à l’égard de la femme musulmane« , il était question d’évoquer, en partie, l’esthétisme associé au voile.

En effet, le mot « esthétisme »est adéquate pour retranscrire le ressenti des femmes arborant un voile que l’on pourrait définir comme  rigoriste car il se veut mu d’une volonté d’application rigoureuse des textes sacrés selon les enquêtées, soit un djilbab, long voile ne laissant à découvert que le visage et les mains, ou un voile intégral, niqab, voile recouvrant le corps excepté les yeux et le sitar, voile recouvrant entièrement le corps et le visage. Toutefois, il est juste de noter que ces distinctions sont floues car elles se recoupent souvent. Je détaillerai ces ajustements vestimentaires dans un prochain écrit.

Quoiqu’il en soit, l’évolution du sens associé au terme « esthétisme » au fil des siècles de l’Antiquité à nos jours s’adapte idéalement avec les différentes facettes du voile islamique rigoriste.

Force est de constater que le sens courant à l’heure actuelle le limite à la beauté physique. Nombre de sociologues ou de réformistes musulmans restreignent sa définition et son emploi à la quête de charisme, de beauté dans son acceptation purement physique et se limitant au goût et au plaisir.

Le voile comme interface du bien et d’une invitation à la vérité

Le voile compris comme enveloppe corporelle globale entraîne l’annihilation du contenu soit des diversités corporelles et vestimentaires pour n’en garder que la forme, un écrin en tissu souple souvent sombre. La matière devient alors le miroir de ce que représente la femme en question.

Cette idée surgit avec force dans la vision platonicienne et notamment à travers le développement du mythe de la caverne de Platon (1). Cette allégorie raconte l’histoire de personnes enchaînées dans une caverne qui n’ont jamais vu la lumière du jour, seules quelques lueurs leur parviennent. Ils ne voient du monde que les reflets laissés sur un mur par un feu situé derrière eux. La caverne renvoie au monde sensible, le mur symbolise le matériel par le biais duquel nous avons accès à l’idée de la vérité. Chez Platon, le beau est perçu comme une idée, comme une chose née du surnaturel. 

La matière, ici le voile, serait le miroir de l’intelligible et une voie pour se rapprocher de la vérité. C’est par le biais de ce vêtement que ces femmes disent s’affirmer et se revendiquent auprès d’autrui non comme être supérieur ou personne plus pieuse mais bien comme allégorie de ce que représente leur foi, leur religion et donnent à voir au  monde une part de la sacralité (par opposition au domaine du profane et de l’utilitaire non au sens de « saint »), de la spécificité cultuelle dont elles se revendiquent. Elles expliquent d’ailleurs porter le voile « pour se rapprocher de Dieu ».

Le ton épuré du vêtement annonce la mise de côté du corporel pour ne conserver que l’essentiel, l’appartenance à l’humain, le matériel en lien avec la spiritualité. Il s’agit pour elles de se défaire de leur singularité corporelle pour ne garder que le caractère sacré, cultuel contenu dans le vêtement par opposition au profane, au fonctionnel et à l’utile.

Socrate pensait d’ailleurs que le beau et le bien sont mêlés. Le voile, au regard des principales intéressées, symbolise le cheminement vers la vérité, vers un bon comportement. C’est pourquoi de nombreuses femmes déclarent avoir mis du temps à « passer le cap » car elles ne se sentaient pas suffisamment en adéquation avec l’esthétisme du voile au sens du bien et d’accession à l’intelligible.

Selon Plotin, philosophe néoplatonicien, dans les « Ennéades », l’intelligible est la source de l’essence du beau qui est de nature spirituelle et reliée à l’âme. Aussi, le voile ne laisse apparaître qu’une forme similaire entre toutes les autres ce qui tend vers l’idée d’ »unité ». Le Moi se confond et laisse place au nous, à l’uniformité et à la collectivité transcendantale. L’effacement des singularités matérielles implique une introspection davantage spirituelle ayant pour but la transcendance. 

L’esthétisme dans les règles et les normes

Ce point de vue nous amène à se pencher sur le sens pris par l’esthétisme durant la période de la Renaissance. En effet, les mathématiques et la science en générale ont opté pour un tournant esthétique dans leur recherche. Il fallait définir les lois mathématiques de la beauté. Ficin dans Compendium in Timaeum rapporte que le sensible joue un rôle dans les mathématiques par l’intermédiaire des figures géométriques et des proportions, par exemple le nombre d’or. Pour Alberti dans De re aedificatoria la notion de perspective est fondamentale, elle définit les contours qui conditionnent l’ordre et la lumière.

Cette époque s’est notamment inspirée d’Aristote qui déclarait :

« Les sciences mathématiques en particulier  mettent en évidence  l’ordre, la symétrie et la limitation et cela ce sont les grandes formes de la beauté ».

Ainsi, nous comprenons comment l’esthétisme peut également se trouver dans le suivi d’un habitus vestimentaire particulier plutôt strict aux yeux de notre époque où les tenues sont variées. L’accent porté sur la forme au détriment du contenu, ce qui demeure pour Hegel la vraie beauté mise en avant par l’art romantique, implique une notion de restriction, d’ordre et de limitation. Le vêtement reflète la volonté de se conformer à des règles et des normes ne serait-ce que dans la présentation vestimentaire aux autres.

Cette rigueur domptant le corps qui n’est pas coutumière à notre époque et ce, malgré l’apparente négation du corps, fait tout de même surgir une donnée fondamentale : le caractère genré.

Le corps féminin essentialisé contre son instrumentalisation

Le voile rigoriste renvoie à un oubli du corps dans les apparences malgré tout il permet de transfigurer l’essence genrée des femmes concernées. Finalement, il ne donne à voir que l’appartenance au genre féminin.  Le recentrage et la réunification autour de l’entité féminine crée une forme d’esthétisme par l’effacement des particularités personnelles. 

Aussi, le voile rigoriste relève du dualisme corps/esprit en le réunifiant, en le réconciliant. Le corps serait le moyen d’entreprendre en partie une quête vers une spiritualité davantage soutenue. Cette négation du corps pour une affirmation de l’esprit tout en transfigurant le genre implique l’idée de beau. 

C’est ici tout l’intérêt de la remarque car c’est leur quête qui se veut pure et supérieure non leur propre personne. Au demeurant, les enquêtes effectuées auprès de femmes portant le voile intégral ou le djilbab ne concluent nullement à l’idée élitiste ou suprématiste développée par les sociologues Maryam Borghée ou encore Samir Amghar considérant que les femmes en niqab ont des velléités de se sentir plus pieuses que leurs consoeurs. Elles développeraient une forme de syndrome de l’élu, elles seraient les nobles, « l’aristocratie » parmi cette caste de religieuses.

Afin d’étayer mes propos, je commencerai par noter que le voile rigoriste se soustrait en grande partie à la logique matérialiste, pour ne conserver qu’une essence pure et transcendantale. Par cet exit d’un des principes moteurs de notre société actuelle, ces femmes sont perçues par autrui comme exogène. Je précise qu’il s’agit bel et bien d’une considération venant de l’extérieur car au regard des dires des femmes interrogées, elles ne cherchent en aucune façon à se soustraire au monde moderne. Ce qui ressort des entretiens réalisés est le paradoxe entre la durée du port d’un voile rigoriste, laps de temps très court (entre 3 et 25%) et la durée du port d’un vêtement dit moderne le reste du temps (sans prendre en compte les vêtements de nuit). En effet, sous ce voile, leurs habits  sont on ne peut plus modernes. Elles disent seulement refuser l’instrumentalisation du corps de la femme en revêtant leur voile qui permettrait alors de mettre en exergue le genre féminin dans ce qu’il a de plus épuré.

L’esthétisme de l’hétérotopie sacralisée

Par le biais du voile, les femmes reconquièrent l’espace en se créant un nouvel espace utopique rationnellement construit. Méthode utilisée par les sciences mathématiques avec l’emploi de la perspective notamment, par les scientifiques Manetti et Pacioli qui se servaient des formules et autres instruments mathématiques pour créer un espace illusionniste. Les femmes se parent du voile comme d’un symbole de leur quête spirituelle. Il renvoie vers un champ spirituel, vers une transcendance oubliée par l’omniprésence des corps. L’agrégation de l’esthétisme du voile comme interface du bien et de la vérité et celui des normes et des règles implique l’érection d’une utopie recherchée comme supérieure qui s’oppose au champ profane au travers duquel elles  évoluent. Cet antagonisme engendre la recherche de cette autre utopie, cette hétérotopie sacralisée vers laquelle elles déclarent vouloir se rapprocher d’un point de vue comportemental et spirituel en empruntant les mêmes voies que celles de l’esthétisme mathématique.

Le voile rigoriste moderne en France devient une interface privilégiée pour entrevoir un esthétisme né dans le matériel mais dont l’objectif réside dans un projet transcendantal visant la vérité. L’unité des corps permet de transfigurer le genre féminin.  

(1)Platon, livre VII de La République.

Alice Gautier
Sociologue chercheuse en Genre & Religion
Blog L’oeil d’Alice

— L’opinion exprimée dans cet article ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction, l’auteur étant extérieur à Islam&Info. —

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